Canalblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Publicité
CUMBE
7 juin 2013

Fela l'insoumis

fela-kuti

Programmée en trois vagues, la réédition discographique de Fela rappelle la place cruciale occupée, seize ans après sa disparition, par le Black President. Activiste et musicien visionnaire, ce dernier est aujourd'hui adulé par des personnalités aussi différentes que le rocker Damon Albarn et le chorégraphe contemporain Bill T. Jones. Sans oublier la planète afrobeat, ses propres fils Femi ou Seun Kuti. 

Label exigeant, Knitting Factory réédite actuellement les albums de Fela. Pochettes soignées, notes signées Rikki Stein, le manager de la star, et compilations pertinentes valorisent l'afrobeat. Premier grand répertoire urbain panafricaniste, ce courant télescope jazz, funk et culture yoruba. Un registre que Fela compose au gré des rencontres. Issu d'une famille aisée de Lagos, il entreprend, à la fin des années 50, des études musicales à Londres. Les clubs de la capitale anglaise bougent alors au son du calypso. Durant ce séjour, le saxophoniste-clavieriste revisite le high life, un rythme prisé des migrants africains, qu'il détourne à coup d'improvisations. Koola Bitos traduit les premiers pas de Fela sur scène. Mais la prise de conscience apparait, en 1969, lors d'un voyage aux USA durant lequel le jeune Ransome fréquente les Black Panthers. La pensée du défunt Malcom X l'interpelle.

Face à une dictature nigériane alimentée par la manne pétrolière le musicien lance, en 1971, le groupe Africa 70. Porté par un charisme évident, Fela adapte le programme du groupe afro-américain précité. Il revendique les croyances animistes du golfe de Guinée. Les orishas croisent le fer avec les idéaux de gauche. L'usage du broken english prend une dimension politique. Son fief est le Shrine, un ancien hôtel où il répète et donne des concerts. L'espace est prolongé, au mitan de la décennie,  par la  Kalakuta Republic, ce quartier environnant de Lagos qu'il annexe au nez et à la barbe des autorités (lire ci-dessous). Fela Anikulapo Kuti, qu'on traduira par celui qui porte la mort dans son carquois, est né. Cette attitude ébranle la junte en place. En 1977, un millier de militaires réduisent à néant l'enclave de Kalakuta. Le bilan est lourd : certaines des vingt sept femmes de Fela sont violées. Sa propre mère est défenestrée lors de l'assaut et décédera quelques temps après. Cet épisode tragique n'émousse pas la férocité du discours. Fasciné par l'insolence de Fela, le jazzman Lester Bowie, leader du Art Ensemble of Chicago, lui rend visite la même année. En 1979, avec le retour de la démocratie au Nigeria, Fela lance le partie Movement of the People et un collectif satellite, Young African Pioneers, avant de se présenter aux élections. Il est alors emprisonné pour consommation de cannabis...

Le début des années 80 est une période faste pour le musicien. Ses concerts anglais et néerlandais sont appréciés du public européen qui découvre, médusé, un meneur de revue endiablé. D'essence afro américaine le jazz et son pendant funky sont sublimés sur le mode afro, au travers de titres qui peuvent durer une demi heure... A l'instar de sa nouvelle formation, Egypt 80, le registre exprime une sensibilité inédite. Marqué par un gourou ghanéen, le professor Indu, Fela imprègne ses textes de spiritualité. Cible des autorités militaires, il est condamné une énième fois en 1984, pour trafic de devises. Paradoxalement, c'est un coup d'état doublé d'une campagne d'Amnesty International qui le sortent de taule dix huit mois plus tard. Reconnu mondialement, Fela apporte en 1987 son soutien à James Brown, alors emprisonné. Il joue à l'Apollo d'Harlem, aux côtés de Jimmy Cliff. Souffrant du SIDA, sa carrière ralentit malgré quelques bons albums comme Beasts of No Nation, dédicacé à Thomas Sankara, le président burkinabé assassiné. Rongé par la maladie, Fela  décède en 1997. Un million de personnes assistent à ses obsèques.

La discographie de Fela est pléthorique. Une soixantaine d'albums ont ainsi été bouclés en un peu moins de trente ans de carrière dont seize durant les six premières années d'Africa 70.... Enregistré en 1970 avec l'ex Cream Ginger Baker,   Live ! est une déflagration sans nom. Implanté depuis peu au Nigéria où il possède un studio, le batteur anglais joue ici avec Tony Allen, le pilier rythmique d'Africa 70. Shakara, Roforofo Night ou Gentleman  affirment l'univers de Fela. Il y dépeint, sur un ton implacable, les moeurs de ses concitoyens. Mais la formule musicale trouve sont point d'orgue avec Expensive Shit, Zombie et le poignant Sorrow Tears and Blood. La musique est à l'aune du discours :  fiévreuse, ombrageuse, enragée. Particularité de cette période, les pochettes sont dessinées par Lemi Ghariokwu. Des supports qui sont autant de tableaux. Le graphisme de Original Sufferhead est un modèle du genre. Music of Many Colours, enregistré en duo avec le vibraphoniste Roy Ayers, négocie le virage des 80's. Passerelle entre l'Afrique et l'Amérique, ce disque a une portée, tour à tour, transitoire et symbolique.

Pourtant c'est avec Black President que Fela connaît la reconnaissance hexagonale. Jean Karakos le signe sur son label, Celluloid. Un titre tel ITT prouve qu'il n'a rien perdu de sa verve sarcastique. Le magazine Actuel en fait un de ses protégés. Placé sous la férule du dub master anglo-jamaicain Dennis Bovell, le live au Paradiso d'Amsterdam élargit le rayonnement de l'artiste. Alors que Army Arrangment sonne délibérément new yorkais grâce à Bill Laswell. A l'instar de Martin Meissonnier, tourneur de Fela et producteur de King Sunny Adé, le bassiste de Matérial confirme la réputation internationale du musicien africain. Auteur du brillant Echoes, le béninois Wally Badarou encadre l'album Teacher dont Teach me Nonsense et met naturellement en valeur les parties de claviers. C'est le meilleur disque écrit par Fela durant la décennie 80. A noter que le récent volume deux du best of propose douze plages ; parmi les perles, la version originale de Sorrow Tears and Blood. Une compilation complétée, dans son édition Deluxe, par la vidéo du concert de Glastonbury, enregistré en 1984.

Ethnologue, journaliste, collectionneur d'art et grand baroudeur, Jean Jacques Mandel a rencontré Fela dans les années 70. Lors de ses différents séjours à Lagos, il a notamment réalisé les photos de la fameuse compilation EMI. Originaire de Marseille, ce dernier a toujours été au contact des populations du monde entier : " La cité phocéenne est métissée. C'est certainement ce mélange qui a renforcé mon attrait pour les cultures du monde. En 1968, j'étais étudiant sur le campus d'Aix en Provence lorsque je rencontre un camarade qui décide de partir en Afrique avec, pour tout bagage, une caisse à outils. Je ne sais pas si vous voyez l'objet en métal (rires). Quelques années plus tard je le vois revenir en me précisant, fébrile, que ça bougeait au Nigeria notamment à Lagos où sévissait un personnage pour le moins incroyable : c'était Fela. J'aimais voyager. J'ai donc décidé d'aller voir, sur place, ce qu'il se passait. "

En Afrique, Jean Jacques Mandel n'est pas un inconnu. Il y a régulièrement résidé dans le cadre de ses études. Cette fois ci, il décide d'y aller par la route : " A l'époque je possédais une Land Rover avec laquelle j'ai traversé le Sahara. Arrivé en périphérie de Lagos, je tombe sur des musiciens de Fela. Portant à l'époque la barbe, ils me confondent avec Ginger Baker avant de me conduire à Fela qui, rapidement, a fait le distinguo (rires). J'ai découvert son univers. Le shrine était un endroit incroyable avec ses cages pour les danseuses. Et puis il y  avait l'environnement, notamment Kalakuta, qui était devenu un repère pour les militants , les gauchistes européens, les Black Panthers..." Un épisode particulier retient l'attention de Jean Jacques Mandel. Il concerne le coup de force qui allait anéantir la Commune de Kalakuta : "J'étais présent quelques minutes avant la descente des militaires. Fela préssentait que quelques chose ne tournait pas rond et a préféré m'exfiltrer vers le Nord du pays. Sa prévision s'est malheureusement avérée exacte. Quelques heures plus tard, ce quartier était mis à sac par les soldats..."

L'héritage musical légué par Fela est naturellement incarné par sa descendance. Rapidement dans le bain avec Egypt 80, Femi Kuti, le fils ainé fait carrière solo depuis le milieu des années 90. Si l'attitude frondeuse est au rendez-vous, il se démarque en ouvrant son répertoire à d'autres musiques. Son premier album solo : Wonder Wonder et sa version remixée, Shoki Shoki, bousculent l'oeuvre familiale. Une émancipation perceptible avec Fight to win et ses nombreux invités en provenance de la scène américaine. Les rappeurs Common et Mos Def  régénèrent ainsi l'équation afrojazz mis en place par Fela. Plus orthodoxes, les deux albums de Seun, le cadet de la fratrie Kuti, imposent le versant originel du répertoire avec une partie de la formation Egypt 80. Ses concerts ramènent aux prestations historiques. Un lien paternel assumé, jusqu'au tatouage "Fela Lives" imprimé entre ses omoplates... From Africa with Fury : Rise, le dernier disque de Seun Kuti est un pur concentré funky. On y remarque un certain Brian Eno aux manettes... Enfin comment aborder cet environnement sans citer Tony Allen ? Fidèle parmi les fidèles, il sera le batteur de Koola Lobitos puis d'Africa 70 jusqu'à la fin des années soixante dix. Sa fonction de maitre tambour est indissociable du rythme afrobeat dont il est le créateur. Un fait avéré au travers de ses quatre premiers albums réunis, sur le double CD Afro Disco Beat, par l'excellente équipe de Vampisoul. Mais c'est à la fin des 90's  que sa carrière solo évolue artistiquement avec les bombes sonores Black voices et Home Cooking. Deux disques avec lesquels Tony Allen destructure l'afrobeat. Il renvoie les puristes à leur conservatisme en rappellant, de manière fulgurante, le caractère évolutif  du genre. 

La relecture effectuée par Tony Allen est fédératrice. Aujourd'hui, nombre de formations se réclament de l'afrobeat. Un développement qui n'est pas sans évoquer le boom reggae des années 70. A l'image du rythme caribéen, le registre popularisé par Fela est volontier hybride et se prête au métissage. Parmi ces ambassadeurs Antibalas tient une place particulière. Lancé par les sorciers de Ninja Tune, l'orchestre new yorkais fonctionne sous forme de collectif et renouvelle régulièrement la donne. Security part ainsi dans une direction expérimentale. Idem pour Marcos Garcia AKA Chico Mann, guitariste du groupe américain, qui remixe le rythme nigérian au multiculturalisme ambiant. Autre formule, le groupe nantais Fanga vient de sortir, chez Strut, un projet surprenant ou l'afrobeat se mêle au rythmes gnawas. Baptisé justement Fangnawa Expérience, cet album fait le lien entre deux musiques hantées par la transe...Un point commun attesté par Idriss El Medhi. Invité sur son premier album Wild Bird, Tony Allen ne tarit pas d'éloges quant à cette culture implantée au Maroc.

La liste des DJ et musiciens rock fascinés par l'afrobeat est conséquente. A commencer par Damon Albarn, fan de longue date de Fela, ou par Flea, le bassiste des Red Hot Chili Peppers, que l'on retrouve avec la rock star anglaise et Tony Allen au sein du super groupe Rocket Juice and the Moon.  Spectacle significatif Fela !, la comédie musicale créée, en 2008, par le chorégraphe contemporain Bill T. Jones a remporté un beau succès dans les salles de Broadway avant de tourner, deux ans durant, notamment en Europe... Désormais Fela a sa journée : le Felabration day. Cette date est célébrée le 15 octobre, jour de son anniversaire, et a réuni, l'an dernier, une cinquantaine de groupes de par le monde.    

Réédition des albums de Fela - The best of the Black President 2 : Knitting Factory Records

Vincent Caffiaux

Publicité
Commentaires
CUMBE
Publicité
Archives
Publicité